Marche Nocturne

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Bonjour les amis ! Voici les premières lignes de ma nouvelle "Marche Nocturne". Vous pourrez lire la suite en commandant le livre ici : http://www.soufflecourt.com/commande.  Elle est inspirée de ce fameux morceau.

Bonne lecture !



Marche Nocturne





            Le car nous avait déposés à deux kilomètres du village. Vingt-cinq personnes marchant dans la nuit, dans la même direction. Je n'avais rien d'autre à faire ce jour-là et je me suis dit : « Pourquoi pas ? ». D'habitude, je n'aime pas les « pourquoi pas », mais ils se révèlent bien utiles quelquefois. J'étais au milieu de la marche en train de vérifier que les tomates n'avaient pas rendu mon pain spongieux quand mon pied sortit de ma chaussure. Quelqu'un avait marché sur mon talon. J'ai entendu un « pardon », en tournant légèrement la tête. J'ai continué. Un instant plus tard, c'était l'autre chaussure qui s'enlevait. Agacée, je me suis retournée. Il m'a lancé un « vraiment désolé » souriant et je me suis décalée de la horde. Je me demandais à quoi allait ressembler ce fameux village. J'en avais bien besoin de toute façon. Un peu de surprenant, un peu d'inhabituel n'allait pas me faire de mal. Il m'a dit qu'il s'était « lassé » de notre couple. Ça voulait dire que je suis quelqu'un de lassant ? Qu'on s'ennuie avec moi ? Les lumières du village apparaissaient dans le fond de la vallée. Il fallait simplement suivre les spots multicolores qui formaient un halo vermeil autour de l'église. Ça paraissait facile. Cette fois, je suis tombée. Ma chaussure s'est enlevée et j'ai trébuché, me retrouvant à quatre pattes les mains posées sur le goudron noir.
 « Mais ce n'est pas possible !
 -- Je suis vraiment désolé. Excusez-moi. Vous êtes-vous fait mal ?
 -- C'est quoi votre problème avec mes chaussures ?
 -- Aucun. Ce sont vos chaussures qui ont un problème avec moi. »
 Ce n'était pas vraiment drôle mais ça a eu le mérite de me sortir de mon agacement. Le teint glacé que lui donnait la pleine lune faisait ressortir un sourire déformé sur son visage. Un sourire trop grand, aux dents exagérément bleutées par la nuit. Ses yeux s'acharnaient à rester sombres même lorsque je me suis approchée pour lui serrer la main.
 « Lydia.
 -- Gabriel. »
 Je ne l'avais pas vu dans le car, apparemment il était assis au fonds et dormait. Moi, je suis malade en car. Il distinguait difficilement les formes à cause d'une grave myopie. Il voyait des formes se déplacer dans un camaïeu de gris. Il s'est encore excusé. Comme moi, il était venu seul. Il avait besoin de « changer d'air » et ce qu'offrait le village lui semblait prometteur. Les ourlets de ses sourcils formaient une barre noire qui reliait ses tempes. Je ne pouvais le regarder que dans l'ombre. Ils nous avaient demandé d'apporter des photos qui nous étaient chères. Un genou à terre, il sortit les photographies de sa pochette plastique. Je m'accroupis en tendant la main vers les images. Je les distinguais parfaitement : une nièce au bord de l'océan, le jardin en fleur de la maison de son enfance, un cimetière sous la neige... leurs couleurs fluoresçaient dans la nuit. Souvenirs figés. Je lui montrai les miennes. Je me rendis vite compte que les couleurs étaient les mêmes : des verts, des rouges, des bleus, des ocres et des marrons. Nos automnes et nos printemps se ressemblaient.
 De nouveau sur nos jambes, nous nous retournâmes pour nous apercevoir que la horde nous avait semés. La route noire s'allongeait devant nous et, sur la droite, un panneau semblait indiquer le village : « Kaplanlar ». Nous nous enfonçâmes dans le chemin de terre. Il descendait le flanc de la montagne et les spots multicolores n'étaient plus visibles.
 « Je ne suis pas certaine que ce soit un raccourci.
 -- On a suivi le panneau. Ce sont peut-être les autres qui se sont trompés. »
 Pendant qu'il me racontait son quotidien dans une petite ville suisse, je me disais que son visage était désespérément sombre. Je ne pouvais pas voir ses expressions. Cela lui donnait des attitudes de marionnette. Il m'expliquait comment il s'était retrouvé seul ces deux dernières années, accumulant des rencontres ternes et sans intérêt. Il n'en finissait pas de déballer ses « quotidiennetés » et ses aventures. Je ne pensais qu'aux yeux verts qui nous fixaient de chaque côté du chemin. J'ai lu quelque part que les soirs de pleine lune, les animaux auraient des comportements inhabituels, voire anarchiques. Plus on descendait, plus les yeux fluoresçaient comme des lucioles rondes rapprochées les unes des autres. La lune n'arrêtait pas de grossir au fur et à mesure que nous avancions vers le village et je ne voyais toujours pas ses yeux. J'en avais assez :
 «  Je ne sais pas si c'est la bonne direction...
 -- Oui, ne t'inquiète pas. Et toi alors ?
 -- Moi quoi ?
 -- Raconte-toi. »
 Je lui ai résumé ma vie à Paris, et mon travail ennuyeux, et ma vie de couple qui avait fait fuir mon ancien petit ami. Il me dit que j'avais de la chance de voir leurs yeux, que lui ne voyait que des taches grises. Tout était entre le noir et le blanc pour lui. Il s'arrêta et me dit :
 « Tu t'ennuies ?
 -- Je ne sais pas. C'est peut-être pour cette raison que je suis ennuyeuse. Je ne suis jamais certaine d'avoir du plaisir, ou du désir.
 -- Du désir ?
 -- Je ne sais pas si je désire quelque chose ou si je n'en veux pas. »
 Il s'arrêta et se tourna vers moi. Il s'avança très près et un rayon de lune passa sur ses yeux. J'apercevais deux grands orbes bleus et gris. 
 Il me prit par le cou et commença à le serrer dans le silence le plus complet. Mon souffle coupé, je sentais l'adrénaline arriver à mon cœur... Il continua à serrer et je ne me débattais toujours pas. Il me demanda :
 « Et ce désir-ci ? Tu le sens ? »
 Sa main se desserra légèrement et il me mit l'autre sur la bouche. Il avait senti que j'étais à la limite de crier.

[...]

L.R.F



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